dimanche 28 juin 2009

TLF: Une Université au crépuscule / Un pays à l'aube

Amérique, fin de la Première Guerre Mondiale.
L'agent Danny Coughlin, issu d'une famille irlandaise, est le fils aîné d'un légendaire capitaine de police de Boston, Thomas Coughlin. La scène se passe lors d'un repas de famille, en présence d'Eddie McKenna, meilleur ami de Thomas Coughlin depuis l'adolescence.

"Eddie McKenna supervisait les Forces spéciales, mobilisées lors des défilés, des visites de dignitaires, des mouvements de grève, des émeutes et des troubles civils en tout genre. Sous sa direction, la brigade était devenue à la fois plus puissante et nébuleuse, une sorte de police à l'intérieur de la police qui maîtrisait la criminalité, disait-on, « en allant à la source avant que la source aille là où il faut pas ». [...] Il regarda Danny de l'autre côté de la table en pointant sa fourchette vers lui.
- T'as appris ce qui était arrivé hier pendant que vous étiez occupés à faire Dieu sait trop quoi dans le port ?
Danny remua prudemment la tête en signe de dénégation. Il avait passé la matinée cloué au lit par la gueule de bois qu'il avait récoltée au coude à coude avec Steve Coyle la veille au soir. Nora apporta le dernier plat, des haricots verts à l'ail encore fumants.
- Ils se sont mis en grève, déclara Eddie McKenna.
- Qui ? demanda Danny, qui n'avait pas encore l'esprit très clair.
- Les Sox et les Cubs, répondit Connor. On y était. Joe et moi.
- Je les enverrais bien se battre contre le Kaiser, moi, décréta Eddie McKenna. Toute cette bande de tire-au-flanc et de bolcheviks !
Connor éclata de rire.
- T'aurais dû voir ça, Dan ! Les spectateurs se sont déchaînés...
Danny sourit, essayant d'imaginer la scène.
- Tu me fais pas marcher ?
- Non, c'est vrai ! renchérit Joe d'un ton tout excité. Les joueurs étaient remontés contre les propriétaires des équipes, alors ils vouaient pas sortir sur le terrain et les gens se sont mis à balancer des trucs et à crier.
[...]
Eddie McKenna se tapota la panse en reniflant.
- Au moins, j'espère que ces rouges perdront les médailles remportées aux Series ! Moi, le simple fait de leur donner des « médailles » juste pour avoir participé à un jeu me rend malade. Mais bon, pas de problème. De toute façon, le base-ball est mort. Quand je pense à ces feignasses qui n'ont pas les tripes d'aller se battre pour leur pays... Et Ruth est le pire de tous. Tu sais qu'il veut frapper, maintenant. Dan ? Je l'ai lu dans le journal ce matin - il ne veut plus lancer, il dit qu'il va faire grève si on ne l'augmente pas et si on l'oblige à rester sur le monticule. Tu ne trouves pas ça incroyable ?
- Ah, dans quel monde on vit ! s'exclama Thomas Coughlin, qui prit une gorgée de bordeaux.
- Et qu'est-ce qu'ils réclamaient? demanda Danny après avoir jeté un coup d'oeil aux hommes autour de lui.
- Mmmm ?
- Ces joueurs. ils avaient bien des revendications, non ? Ils n'ont pas fait grève juste pour le plaisir, j'imagine.
- Ils ont dit que les propriétaires avaient changé leur accord, intervint Joe. (Danny le vit froncer les sourcils en essayant de se remémorer les détails. Joe, passionné de sport, était certainement la source d'information la plus fiable autour de cette table sur tout ce qui touchait au base-ball.) Du coup, les joueurs ont pas eu l'argent qu'on leur avait promis et que toutes les équipes ont toujours eu pendant les Series. Alors ils ont fait grève.
Il haussa les épaules comme s'il estimait cette réaction parfaitement logique puis entreprit de découper sa dinde.
- Je suis d'accord avec Eddie, déclara le capitaine Coughlin. Le base-ball est mort. Et il ne ressuscitera pas.
- Oh si ! lui assura Joe d'une voix vibrante d'émotion. Tu verras.
- Le problème dans ce pays, conclut son père en choisissant dans son arsenal de sourires le modèle désabusé, c’est qu'on estime normal que tout le monde veuille du travail et décide de se mettre en grève quand ça devient trop fatigant."

© Dennis Lehane, Un Pays à l'aube, Editions Payot / Rivages, 2009, p. 98-101

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