mercredi 17 juin 2009

LGF surveille un examen (3)

Ouf, voilà tout le monde courbé sur sa copie, et que ça vous remplit les en-têtes, et que ça vous colle le coin anonymeur d'une léchouille appliquée, et que ça se gratte le cuir chevelu en baîllant sur le sujet tout frais. Enfin redescendue, j'ai posé les quelques sujets non distribués, je me suis à peine adossée au pupitre en loupe d'orme incrustée de cuivre repoussé, et je tâtonne dans mon sac à la recherche de ma bouteille d'eau, lorsqu'une main se lève. “Excusez-moi, Madame. Pour le sujet de littérature, je ne suis pas sûre d'avoir bien compris : on traite les deux textes ou on peut choisir ?…” Je désigne d'une main parfaitement manucurée la mention imprimée en Arial Black Corps 26 en haut de sa feuille : “VOUS TRAITEREZ AU CHOIX LE SUJET 1 OU LE SUJET 2”. Ah !… me dit-elle, mutine. J'avais pas lu… Je hausse les épaules, fataliste. Avoir-pas-lu, c'est un des trucs qu'ils font le mieux, mes pubescents, même les années sans grève. Avoir-pas-travaillu aussi, tant qu'on y est. Je sais, bien sûr, que dans la houle blond-brun-dreads-pink-casquette-palmier-houpette ethnique qui ondule devant moi au rythme des dendrites qui crépitent, il va s'en trouver une demi-douzaine pour composer en ahanant sur les deux sujets, au mépris de la consigne imprimée et de mon rappel oral. Ils rendront, en retard, leur copie en geignant qu'ils n'ont pas eu le temps de finir, et j'hésiterai comme toujours à leur révéler qu'ils se sont échinés pour rien, parce qu'ils sont distraits, parce qu'ils ne prennent pas le temps de lire, parce qu'ils ne savent pas réfléchir. Illustration éclatante de la technicité de mon sacerdoce : feignasse, c'est un métier, qui demande parfois d'investir un petit peu de travail efficace pour s'en épargner beaucoup d'inutile. Méditez là-dessus, chers petits, c'est le métier qui rentre.

En attendant, moi, j'ai mieux à faire. Le moment est enfin venu où je vais m'assoupir sur une chaise, relevant juste de temps à autre un sourcil, lorsqu'une main levée signalera que là-bas tout en haut on manque de papier — et normalement, Machin, qui est galant, me fera signe d'un mouvement du menton que je peux me replonger dans mon article sur les vertus détoxifiantes du thé vert, et je le regarderai d'un oeil reconnaissant et ironique escalader l'amphi Paré tout seul, comme un brave Saint-Bernard, avec son tonnelet de copies en rab.

Ah, mais non ! Pas encore… D'abord, il y a ce fameux Powerpoint avec les vases grecs ! Nantie désormais d'un câble VGA, j'allume toutes les machines dans le bon ordre. Ah, mince, l'ordinateur s'éclaire et puis non, finalement, redevient tout noir. J'éteins, je rallume, je croise les doigts, Machin par-dessus mon épaule fait une prière vaudou en tripotant sa barbiche, la machine se lance, le Poherpoint frétille, puis refuse de se mettre à changer les vases tout seul, Machin tripote les touches, suggère quelques améliorations (faites-moi penser à ne plus rien accepter du prof de grec), bidouille deux réglages, et lance le diaporama… Triomphe ! Ça tourne comme il faut. Je jette un œil par-dessus mon épaule, pour voir si toute ces belles images s'affichent aussi merveilleusement, noirs profonds et bistres lumineux, que sur l'écran du PC. Ah, bah, tiens, non. Ça doit être lié au fait que l'amphi est allumé plein pot (eh oui : bois, alu brossé, verre dépoli, l'Amphi Paré, aussi classe qu'une salle de réunion pour Conseil d'Administration d'un Hedge Fund à Saint-Barth, est plongé même en juin dans une semi pénombre permanente qui oblige à faire cramer trente rampes de 500 W pour que les étudiants puissent y entrevoir leurs propres doigts – on glissera pudiquement sur la facture d'électricité engendrée par le coûteux bidule, on n'est pas des sauvages, on est en médecine). Du coup, un spot halogène est braqué directement sur l'écran blanc, et les jolis vases grecs amoureusement photographiés par l'autre imbécile de lâcheur font à peine une vague ombre grise sur la toile éclairée de plein fouet. Après quelques minutes de fouille vaine, Machin déniche l'interrupteur. On tente un truc. Brouhaha : on a éteint tout l'amphi. Non, non, pas de panique, je rallume. On tente le second bouton. Rien se passe. Les vases grecs, écrasés de lumière, sont à peine discernables, on se croirait sur l'Acropole un 15 août à midi, ça va pas le faire. Machin tourne sur lui-même, vire, volte, avise une grosse molette blanche là-bas sur un mur, la tourne — hoooo ! Grogne l'amphi, déjà la première fois on avait pas trouvé ça drôle, écrire dans le noir ! Pas de panique, Machin tourne délicatement la grosse mollette, la lumière revient sur les impétrants mais pas le spot sur les vases grecs. On est sauvés. Je vais pouvoir m'avachir et plonger dans l'argent polissage des bouts de mes ongles !

Je me retourne alors pour attraper ma chaise. Pas de chaise. Je regarde Machin. Pas de chaise lui non plus. On se tourne tous les deux vers la vaste corolle déjà odorante de l'amphi : aucun espoir de ce côté-là, ce sont des strapontins boulonnés dans le sol. Ce qui veut bel et bien dire qu'on est condamnés à surveiller cette épreuve debout l'un et l'autre. Ça commence un peu à moins me faire rire, cette surveillance…

Mais il apparaît très vite que les chaises ne nous auraient de toute façon été d'aucune utilité : nous avons à peine fait le désolant constat de leur absence, qu'une main se lève au fond de l'amphi. Ça ne pouvait pas être autrement : une fois qu'on en a ôté les indispensables marges ainsi que les zones destinées à l'anonymat (anonymat purement théorique, puisque le manque de secrétaires nous oblige à décacheter nous-mêmes les copies afin de remplir les relevés de notes…), il reste 17 centimètres carrés disponibles pour écrire sur chaque page de la copie standard. Un gratte-papier qui a déjà épuisé la surface allouée veut qu'on lui apporte des réserves. Machin, d'un pas alerte, monte à l'assaut. Mais voilà qu'en bas déjà ça réclame du brouillon. Veillant à ne pas m'entraver dans la rallonge du portable, je m'en vais en soupirant faire la vivandière du brouillon rose (ou vert), et pendant deux heures, Machin et moi pratiquons la gambade acrobatique dans les gradins, paquets de feuilles vierges sur le bras, voyant avec anxiété baisser le niveau du tas de papier qui nous a été chichement alloué pour l'épreuve. De loin en loin un temps mort inespéré nous laisse tous deux debout derrière le pupitre, gavés d'ennui, dansant bêtement d'un pied sur l'autre, chuchotant à mi-voix des banalités sur les coucheries du jour ou les ragots de la semaine, relançant parfois d'un index impatient le Pahurpounkt qui fait mine de se mettre en veille. Puis du coin de l'oeil nous apercevons une mimine aux ongles mauves désespérément tendue vers les caissons en bois blanc du plafond, et nous voilà repartis dans la tournée des papivores. Passionnant métier.

La soixantième minute à peine échue, les étudiants les plus à cheval sur le règlement nous signalent qu'ils sont décidés à faire valoir leur droit au retrait — bref, ils se barrent. Nouvel exercice acrobatique : j'improvise autant de tas qu'il y a de sujets, je trouve la bonne liste d'émargement pour chaque tas, je ménage un coin de table (pas trop près du PC !) pour que les futurs récipiendaires puissent apposer leur paraphe, et Machin et moi commençons notre petite chorégraphie : je guide du regard et d'un maternel sourire l'étudiant abruti par l'effort vers le paquet qui correspond au sujet inscrit sur sa copie (à ce stade, ils ne savent plus du tout comment s'appelle leur prof, ni même le cours pour lequel ils viennent de composer), d'une main j'attrape la copie, de l'autre je glisse sous leurs yeux embrumés de fatigue la liste d'émargement (poussant la sollicitude, lorsque je connais leur nom, à pointer d'un ongle finement poli la ligne correspondant à leur patronyme, car à cette heure-là ils ne maîtrisent plus non plus l'ordre alphabétique). Pendant ce temps, Machin expérimente les mille et une manières de tendre affablement son stylo à demi-décapuchonné à l'étudiant qui, bien qu'il ait passé les 120 précédentes minutes à écrire, découvre brutalement et avec effarement que, oui, pour signer, il lui faut un outil, avec la pulpe de l'index ça risque de rien donner. Evidemment, cette petite gymnastique répétitive ne bascule jamais dans le fastidieux, puisqu'il faut dans le même temps continuer, à un rythme de plus en plus frénétique, à abreuver les candidats en copies, les étudiants les plus prolixes ayant hélas une fâcheuse tendance à aller s'installer dans les gradins les plus inaccessibles de l'amphi.

Pourtant la fête semble toucher à sa fin, et les derniers rangs clairsemés se vident, tandis que les retardataires que nous sollicitons de façon de plus en plus impérieuse transpirent à grosses gouttes en tâchant de vaincre la crampe au poignet, comme si leur vie dépendait de ces quatre dernières phrases qu'il veulent absolument rédiger avant de se ruer sur le dernier bus pour le centre-ville et ses happy hours. Il ne restera bientôt plus que notre tiers-temps thérapeutique, qui est lui-même en train de finir de composer sa copie sur le PC ronronnant que j'ai branché sur sa table. Soudain, la porte coupe-feu de l'Amphi Paré s'ouvre à deux battants dans un fracas où l'on devine un secret dédain pour les lentes fumigations moites qui accompagnent l'exercice de la pensée. Un petit bonhomme râblé et rouscailleur se catapulte dans l'amphi, hirsute, le teint mat, l'oeil féroce, campé dans ses pompes de chantier. D'un regard il a pris la mesure de l'assistance, et il pointe sur nous un doigt accusateur. "Hé faut décarrer, maint'nant, passque je ferme", nous annonce-t-il d'une voix rauque doublement filtrée par le Trois-Villages du Bar des Chèques Postaux et par une moustache poivre et sel à laquelle la Boyard Maïs a conféré de jolis reflets jaunes. Hein, fermer ? Mais fermer quoi ? Sa grande gu..., suggérè-je, étant donné qu'il est en train de piauler dans une salle d'examen dont la tranquillité doit être impérativement préservée, comme le rappelle le règlement.

En réalité, il s'avère qu'il ne compte absolument pas fermer ladite grande gueule, mais bien le bâtiment, et par suite l'Amphi Paré dans lequel composent encore une bonne cinquantaine d'étudiants. Ah bah oui, hein, il est 19h20, c'est l'heure à laquelle il ferme, donc c'est pour ainsi dire l'heure de fermer, donc il ferme, hop, c'est aussi simple que ça. Et on sent poindre sous son syllogisme en granit un soupçon d'agacement, comme si peut-être le fait qu'il se trouve encore des zigotos pour s'agiter, suer et peiner dans ce bel amphi pile à l'heure où il doit le fermer lui causait une sorte de désagrément. Bref, il manifeste de façon tout à fait déchiffrable l'intention de ne pas rester cantonné aux strictes bornes de la courtoisie. Comme j'ai moi-même la très nette impression que mes mots ne vont pas tarder à dépasser ma pensée (sans effort, d'ailleurs, étant donné l'allure d'escargot de ladite), Machin intervient façon monsieur-bons-offices et hasarde l'hypothèse que, peut-être, éventuellement, sans vouloir mettre en doute la parole de Son Excellence ni aller supposer la moindre mauvaise volonté de sa part, il a omis le fait que ce soir, exceptionnellement, l'amphi devait rester ouvert pour éviter que les étudiants convoqués à leur épreuve d'examen ne soient contraints de dormir dans leur jus, sur place, sans autre possibilité que de s'abreuver de jus de chaussette instantané au distributeur du hall, en attendant que l'ouverture matinale ne les libère à 7h30 pour une bonne douche (tiens, d'ailleurs, maintenant qu'il en parle, c'est vrai que la matière grise dégage une bonne belle odeur de fauve…). Là, Cerbère grommelle, peste, vitupère, serre les dents, fait trois tours sur lui-même, observe les étudiants aux yeux battus qui viennent rendre leur copie froissée ; puis il choisit de traiter la question par un franc mépris en faisant claquer derrière lui la double porte de l'amphi, pendant que Machin me glisse perversement à l'oreille : “On lui dit qu'en plus le tiers-temps nous tient là jusque 20h30 ?…”

(à suivre…)

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