mardi 14 avril 2009

Billet TLF: "Amis de la poésie...", la suite




Le temps, le temps... Je me suis souvent demandé, ce que nous ferions vraiment de notre temps, si on nous accordait subitement à tous le privilège de fonctionner parfaite­ment. Car dès l'instant où nous pensons à un fonctionnement parfait nous ne pouvons plus garder l'image de la société telle qu'elle est constituée actuellement. Nous passons la plus grande partie de notre vie à lutter contre des déréglages de toutes sortes; tout est détraqué, du corps humain au corps poli­tique. Si nous supposons que le corps humain fonctionne sans heurts, et qu'il en va de même du corps social, alors, je vous le demande: Que ferions-nous de notre temps? Pour limiter momentanément le problème à un seul de ses aspects - la lecture - essayez, je vous en prie, d'imaginer à quels livres, à quel genre de livres, nous estimerions alors néces­saire ou utile de consacrer notre temps. Dès l'instant où l'on étudie le problème de la lec­ture sous cet angle-là, presque toute la littéra­ture devient caduque. A l'heure actuelle voici, à mon sens, les raisons pour lesquelles nous lisons: un, pour nous délivrer de nous­-mêmes; deux, pour nous armer contre des dangers réels ou imaginaires; trois, pour nous "maintenir au niveau" de nos voisins, ou pour les impressionner, ce qui revient au même; quatre, pour savoir ce qui se passe dans le monde; cinq, pour notre plaisir, ce qui veut dire pour stimuler et élever nos acti­vités et pour enrichir notre être. On peut ajouter d'autres raisons à ces cinq-là, mais elles me paraissent être les principales... et je les ai données dans leur ordre d'importance actuelle, si je ne me trompe pas sur mes contemporains. Il ne faut pas réfléchir long­temps pour se rendre compte que, si tout marchait bien pour chacun, et si tout allait bien dans le monde, seule la dernière raison, celle qui pour le moment joue le moins grand rôle, demeurerait valable. Les autres disparaî­traient peu à peu car rien ne justifierait plus leur existence. Et d'ailleurs, dans le cas d'une situation idéale comme celle-là, même la der­nière des raisons n'aurait plus guère d'em­prise ou même pas d'emprise du tout sur nous.



Henry Miller, Lire aux cabinets, éd. Allia, 2008, p. 30

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