mercredi 29 avril 2009

LGF fait un TD (3)

Option 1, à laquelle je me rallie quand j’ai passé la nuit à comparer les nuances de mes vernis à la lumière électrique et que je me sens un peu faible (qui a ajouté "...Panoramix", là-bas dans le fond ?) : je balaie la salle d’un regard souverain et dédaigneux, et je lâche, telle la colombe que n’atteint pas la bave du crapaud, un froid « Vous ne voulez pas travailler ce matin ? Bon, ben, les gars, tant pis pour vous, j’ai mieux à faire ». Et là, je sors sous leurs yeux ébahis, de mon magnifique cartable en lézard assorti à mes sandales, un hamac portatif conçu spécialement pour moi par un copain chargé de recherches au CNRS qui arrondit ses fins de mois en faisant de la menuiserie. J'ouvre un magazine à haute plus value intellectuelle dans lequel je vais choisir le prochain sujet de dissertation (« Faut- il mentir au lit ? », « "J'ai testé l'amour à plusieurs" : qu’en pensez-vous ? », « "Irrésistible en jeans c'est possible" : vous veillerez à construire une argumentation étayée par des exemples précis » ; « "Tendance: on veut toutes des clips d'oreilles" : vous développerez les arguments pro et contra »), je me choisis soigneusement une petite place au soleil, et je leur balance, avant mes sandales : « z’avez qu’à potasser maintenant le sujet que je vous ai distribué la semaine dernière, bande de feignasses, on le corrigera la semaine prochaine ». Et le tour est joué, ça, c’est du TD comme je l’aime, parce que je le vaux bien.

Option 2, à laquelle je succombe les jours où mon hypertrichose palmaire a oublié de se réveiller : je songe qu’il va falloir trouver moyen de dynamiser le truc. J’hésite à partir sur autre chose, je me tâte (du bout des doigts, en dessinant de petits cercles, pour combattre l'effet peau d'orange), et je décide de persévérer encore un peu quand même. « Bien, bon, donc, comment s’appelle le recueil dont il est question ? ». Un doigt timide amorce une montée vers le plafond. Yes ! « Le spleen de Paris, m’dame. – Oui, très bonne réponse, il porte un autre titre ? – Petits poèmes en prose. – Alors, ce titre, il ne vous pose pas problème ? – Ben si, c’est un peu bizarre, des poèmes en prose. – Pourquoi ? – Parce que normalement c’est en vers, la poésie. » Ouf, c’est parti.

Je me mets en mode « plein la vue », claquettes, pirouette cacahuète, tambours et trompettes. J’attrape au vol les balles que me lancent les étudiants, je les fais tourner, je jongle avec jusqu’à ce qu’elles aient pris la forme que je voulais leur imprimer et puissent s’inscrire dans une progression intelligente et construite et, une fois que j’ai ainsi résolu la quadrature du cercle, je les lance négligemment sur le tableau, qui se couvre peu à peu, par les vertus conjuguées de l’alchimie pédagogique et d’un bâton de craie, d’un cheminement argumentatif construit et cohérent. Nous sommes devenus, comme disent mes copains de l’IUFM, une communauté de recherche d’éléments de compréhension dont je suis le remuant et dynamique chef d’orchestre. Exercice ô combien périlleux, dont la réussite réside dans un savant dosage d’équilibre et de rythme : laisser la parole circuler, en évitant tout aussi soigneusement le mutisme ravageur de Mourad, renfrogné contre son radiateur, que la logorrhée de Cindy, au premier rang, qui se tortille sur sa chaise et lève le doigt à chaque question mais qui, si on lui la donne, va monopoliser la parole pendant cinq précieuses minutes au cours desquelles les autres risquent de décrocher. Eviter aussi de ne laisser parler que Sébastien, qui touche toujours juste mais dont la pensée, vive et rapide, risque de ne pas laisser aux autres le temps de parvenir à la conclusion désirée. Eviter soi-même de vouloir trop diriger ce travail (c’est pourquoi d’ailleurs il est bon de ne l’avoir préparé que dans son bain, distraitement).

C’est dur le TD, ouh la la ! Qu’est-ce qu’il faut être con pour faire du TD ! Moi en tout cas, ça me demande une énergie considérable et non recyclable ; j’en sors totalement lessivée, hagarde, cheveux en bataille et rillettes sous les bras (mais grâce à mon chemisier blanc et mon stock de lingettes déodorantes, c’est ni vu ni connu j’t’embrouille). Mon sexe à pile n'est pas optimal, en fin de TD. C'est d'ailleurs rageant parce que, contrairement à mon CM, il y a pas mal de garçons dans mon TD. Je me suis toujours demandé pourquoi. J'ai une collègue qui enseigne l'anthropo juste à côté, dans l'amphi Judith-Butler, et qui m'a fourni une explication, un jour : c'est parce que l'assiduité aux TD est obligatoire pour les boursiers. Et alors ? ai-je demandé en haussant un sourcil dubitatif. Et alors, m'a répondu la collègue en hennissant de rire, justement : tous ceux qu'ont des bourses sont là. C'était trèèès mauvais. Je lui ai pété deux dents. Quand je vous le disais : le Travail Dirigé, ça porte sur les nerfs, à la longue.

mardi 28 avril 2009

LGF fait un TD (2)

La concentration est à son maximum, les antennes invisibles sont aux aguets, afin de percevoir les plus subtiles vibrations de mon regard bleu azur. Celui-ci, telle l’aile délicate du papillon, se posera tour à tour sur chacun des crânes plus ou moins chevelus que l’on persiste à me présenter. Il va forcément s’arrêter sur un malheureux incapable de percevoir lesdites vibrations et qui, levant le nez à ce moment-là, se composera aussitôt un œil de cocker implorant, mais trop tard, tant pis pour lui : « Rémi, vous commencez ? ».

Rhô là là, comme il est content d'être venu, Rémi. Lorsqu'il sent les mâchoires du piège se refermer sur lui, il se recroqueville dans ses Campers trouées en maudissant le réveil « Inspecteur Gadget » offert par Tante Agathe, à cause duquel, et donc transitivement de laquelle, il s'est levé à l'heure et par voie de conséquence se trouve céans sur le grill. Le Travail Dirigé, aujourd'hui, pour Rémi, ça n'est pas l'Ile aux Enfants, c'est une séance de maïeutique aux forceps. Je me glisse alors instantanément dans ma panoplie de Socrate, en négligeant le fait que le brave hellène était moche comme un pou, et que comme en un Silène le meilleur s'y cachait à l'intérieur, parce que ça c'est une idée vraiment dure à avaler pour Nous-les-Femmes – mais je n'ai pas le choix, il va falloir ça pour parvenir à produire les questions pertinentes grâce auxquelles ce jeune esprit encore mal dégrossi (et embrumé par la 8°6 du matin) finira par accoucher d'une pensée dont il n'a pas encore la conscience.

« Quelle(s) est (sont) la (les) notion(s) mises en jeu ici ? – Ben, euh…, ça parle, euh…, comme qui dirait, heu, de p’tits romans ? » Argh, le chemin de la maïeutique sera long et hérissé d’épines, ce matin. Mais il ne faut pas doucher de façon cinglante cet enthousiasme juvénile (je faisais ça, quand j’étais apprentie- feignasse vêtue de probité candide et de lin mauve : au pauvre étudiant timide et tremblant qui avait osé une réponse un peu approximative, je répliquais « ben non, gros naze, c’est pas ça », et j'ai mis du temps à comprendre pourquoi personne ne voulait plus intervenir dans mon cours) : « Mouiii, nous avons effectivement affaire à un genre en prose, vous êtes sur la bonne voie. Mais plus précisément ?… Est-ce que le nom de l’auteur pourrait vous aider ? – Ben, c’est, heu, comment j’vais dire, ben, c’est Bodler, quoi ! – Oui, Baudelaire, excellent, vous le connaissez sans doute pour une autre de ses œuvres, laquelle ? ». Retour au silence. « Est-ce que quelqu’un d’autre veut intervenir ? ».

Tu parles, Charles. Maintenant qu'un des gars de l'équipe s'est fait pécho, les autres sont des Mohicans. Un esprit non entraîné pourrait croire que la salle est vide, tant l'assistance a développé de talent pour disparaître dans le crème pisseux des murs, se fondre dans le bois tailladé des tables, couler dans les ressorts grippés des strapontins. Je plane au-dessus des eaux en rêvant vaguement de siestes dans ma méridienne, et je jette un coup d’œil rapide à ma montre (pas une Rolex, mais pas grave, j’suis pas un homme et j’ai pas 50 balais) : aiguilles engluées, ce fructueux échange n’a même pas duré cinq minutes. Il me reste encore quatre-vingt-cinq minutes à tenir. C’est là qu’un choix cornélien s’offre à moi.

(à suivre...)

lundi 27 avril 2009

LGF fait un TD (1)

Un TD, à première vue, c'est beaucoup plus cool qu'un CM. Un CM, c'est long à préparer, c'est lourd, c'est laborieux, ça sent l'intelligence au travail, c'est-à-dire la sueur. Pas un TD. Un TD, ça sent plutôt l'huile essentielle de marjolaine et la mousse de crème à l'extrait de tulipe des polders, parce que c'est ça que j'aime dans mon bain : or, le TD, justement, je peux le préparer dans mon bain, avec les petits bouchons de mousse entre les orteils pour attendre que le vernis sèche. Je suis paresseusement le fil d'une idée flottante, je trace des figures compliquées dans la mousse, toute ma matière grise s'affale voluptueusement au fin fond de mon occiput délicatement dessiné, et hop une deuxième idée pas bête vient à passer qui rejoint la première, à peine le temps de me faire mon gommage aux pépins de concombre du Laos et je tiens le plan de ma séance. C'est d'ailleurs pour ça qu'une heure de TD, c'est une heure TD, une heure payée à rien foutre, alors qu'une heure CM, ça vaut une heure trente « équivalent TD », parce qu'il a fallu bosser avant de se présenter, fraîche et sautillante, devant les étudiants. Mais, si le CM a coûté de la sueur avant, le TD, lui, va en coûter pendant.

C'est qu'un TD, comme son nom l'indique, est un Travail Dirigé. C'est moi qui dirige, évidemment, et ce sont les étudiants qui travaillent. Mais attention, hein, c'est du boulot, diriger le travail des autres. En TD, je ne suis plus installée en haut de ma chaire pour dispenser à la foule massée au pied du savoir les pépites de connaissance joliment ciselées qui leur exploseront instantanément dans le cervelet, enfin, peut-être. En TD, je suis une pépinière à moi toute seule, une serre, une incubatrice (ou, les mauvais jours, un bac à compost) : j'interviens parcimonieusement, je relance, je stimule, je favorise l'interaction, je laisse s'ébrouer les jeunes cerveaux qui prennent leur premier galop dans le champ fraîchement labouré du savoir ; ils s'expriment, ils aiguisent leur esprit critique sur des sujets judicieusement choisis, finement ciblés, qu'ils auront avec zèle et conscience soigneusement préparés pour le jour J, et qu'ils viendront décortiquer avec la fougue de la jeunesse sous la houlette maternelle de la prof ; avides d'intervenir, ils se disputeront la parole, ils sauront rebondir sur mes suggestions, allumer les feux de l'échange, et nous rirons tous de ce pétillement de... ah... non, je vois ce que c'est, c'est encore mon bain qui était trop chaud.

En général, ça ne pétille pas trop, un TD. Lorsqu'ayant à peine posé sur le seuil de la salle un pied joliment cambré dans une sandale gracieuse, je lance un sonore et sémillant : « Bonjour, vous allez bien ? », je ne récolte pas très souvent les cris pâmés de mes fans inconditionnels, ni les tempêtes d’enthousiasme, ni les hululements de foule en délire que la perspective d'un Travail Dirigé devrait normalement susciter. Généralement, je n’obtiens en retour que le silence effrayant d’espaces infinis, à peine troublé par quelques borborygmes que je fais mine de prendre pour un oui plein d’allant. « Vous avez préparé le sujet que je vous ai donné la semaine dernière ? ». Les borborygmes expirent sur les lèvres ; le silence se fait vraiment et chacun s’absorbe, qui dans l’admiration muette de son propre nez, qui dans la vérification inquiète d’ongles parfois dignes de concurrencer les miens, qui dans la contemplation d’un graffiti opportunément apparu sur son pupitre (« Xavié Darcauce est un salle kon »), dont il s’agit soudain de mesurer la vérité profonde et jusqu’alors occultée par la pression de l’autorité et les grands coups d’éponge javellisée.

(à suivre...)

mercredi 22 avril 2009

Grrrrrrr

Ah les salauds! On peut pas se mettre les doigts de pied en éventail cinq minutes sans que les comités de lutte anti-feignasses en profitent? Tenez, là, comme vous (ne) me voyez (pas), je suis tellement écoeurée que je me prends encore quelques jours de rab! E-coeu-rée!!!

mercredi 15 avril 2009

LGF part (vraiment) en vacances


Mon hypertrichose palmaire émettant des couinements de protestation de plus en plus insistants depuis quelque temps, j'ai décidé de me mettre au vert pour une semaine. Mais, pendant mon absence, vous pouvez continuer à m'envoyer des marques d'amour (ah! Djulaï!) ou faire vivre le blog à ma place en y racontant à votre tour vos expériences de grosses feignasses (le rêve absolu de LGF). A bientôt.

mardi 14 avril 2009

Billet TLF: "Amis de la poésie...", la suite




Le temps, le temps... Je me suis souvent demandé, ce que nous ferions vraiment de notre temps, si on nous accordait subitement à tous le privilège de fonctionner parfaite­ment. Car dès l'instant où nous pensons à un fonctionnement parfait nous ne pouvons plus garder l'image de la société telle qu'elle est constituée actuellement. Nous passons la plus grande partie de notre vie à lutter contre des déréglages de toutes sortes; tout est détraqué, du corps humain au corps poli­tique. Si nous supposons que le corps humain fonctionne sans heurts, et qu'il en va de même du corps social, alors, je vous le demande: Que ferions-nous de notre temps? Pour limiter momentanément le problème à un seul de ses aspects - la lecture - essayez, je vous en prie, d'imaginer à quels livres, à quel genre de livres, nous estimerions alors néces­saire ou utile de consacrer notre temps. Dès l'instant où l'on étudie le problème de la lec­ture sous cet angle-là, presque toute la littéra­ture devient caduque. A l'heure actuelle voici, à mon sens, les raisons pour lesquelles nous lisons: un, pour nous délivrer de nous­-mêmes; deux, pour nous armer contre des dangers réels ou imaginaires; trois, pour nous "maintenir au niveau" de nos voisins, ou pour les impressionner, ce qui revient au même; quatre, pour savoir ce qui se passe dans le monde; cinq, pour notre plaisir, ce qui veut dire pour stimuler et élever nos acti­vités et pour enrichir notre être. On peut ajouter d'autres raisons à ces cinq-là, mais elles me paraissent être les principales... et je les ai données dans leur ordre d'importance actuelle, si je ne me trompe pas sur mes contemporains. Il ne faut pas réfléchir long­temps pour se rendre compte que, si tout marchait bien pour chacun, et si tout allait bien dans le monde, seule la dernière raison, celle qui pour le moment joue le moins grand rôle, demeurerait valable. Les autres disparaî­traient peu à peu car rien ne justifierait plus leur existence. Et d'ailleurs, dans le cas d'une situation idéale comme celle-là, même la der­nière des raisons n'aurait plus guère d'em­prise ou même pas d'emprise du tout sur nous.



Henry Miller, Lire aux cabinets, éd. Allia, 2008, p. 30

lundi 13 avril 2009

Billet TLF: "Amis de la poésie..."



Henry Miller, dans Lire aux cabinets (éd. Allia, 2008):

Néanmoins, et en dépit de l'approche du millénaire, les êtres humains continueront à être obligés d'aller tous les jours au water-clo­set. Ils auront toujours à résoudre le pro­blème de savoir comment profiter au mieux du temps qu'ils y passent. C'est pratiquement un problème métaphysique. Au premier abord, il semblerait que le fait de s'abandon­ner totalement à l'opération de vidange de ses intestins est la chose la plus facile et la plus naturelle du monde. Pour accomplir cette fonction, la nature n'exige de nous rien d'autre qu'une vacance complète. La seule collaboration qu'elle nous demande c'est que nous consentions à nous laisser aller. De toute évidence, le Créateur, en concevant l'organisme humain, a compris qu'il valait mieux pour nous que certaines fonctions pus­sent s'accomplir d'elles-mêmes; il n'est que trop clair que si on nous avait laissé régenter librement nous-mêmes des fonctions telles que la respiration, le sommeil ou la déféca­tion, certains d'entre nous cesseraient de res­pirer, de dormir ou d'aller aux cabinets. Il y a une foule de gens, et qui ne sont pas tous enfermés dans un asile, qui ne voient pas de raison pour que nous mangions, dormions, respirions, ou allions au water-closet. Non contents de mettre en question les lois qui gouvernent l'univers, ils mettent en question aussi l'intelligence de leur propre organisme. Ils interrogent, non pas pour savoir, mais dans le désir de rendre absurde ce que leur intelligence bornée est incapable de saisir. Ils considèrent les exigences du corps comme autant de temps perdu. Comment passent-ils donc leur temps, ces êtres supérieurs? Sont-­ils totalement au service de l'humanité? Est­-ce parce qu'il y a tant de "bon travail" à faire qu'ils ne voient pas l'utilité de passer du temps à manger, à boire, à dormir, ou à aller au water-closet ? Il serait certes intéressant de savoir ce que ces gens-là veulent dire quand ils parlent de "perdre du temps".



(à suivre...)


dimanche 12 avril 2009

Billet TLF: L'âme adore nager...

L’âme adore nager.
Pour nager, on s’étend sur le ventre. L’âme se déboîte et s’en va. Elle s’en va nageant. (Si votre âme s’en va quand vous êtes debout, ou assis, ou les genoux ployés, ou les coudes, pour chaque position corporelle différente l’âme partira avec une démarche et une forme différentes, c’est ce que j’établirai plus tard.)
On parle souvent de voler. Ce n’est pas ça. C’est nager qu’elle fait. Et elle nage comme les serpents et les anguilles, jamais autrement.
Quantité de personnes ont ainsi une âme qui adore nager. On les appelle vulgairement des paresseux. Quand l’âme quitte le corps par le ventre pour nager, il se produit une telle libération de je ne sais quoi, c’est un abandon, une jouissance, un relâchement si intime.
L’âme s’en va nager dans la cage de l’escalier ou dans la rue suivant la timidité ou l’audace de l’homme, car toujours elle garde un fil d’elle à lui, et si ce fil se rompait (il est parfois très ténu, mais c’est une force effroyable qu’il faudrait pour rompre le fil) ce serait terrible pour eux (pour elle et pour lui).
Quand elle se retrouve occupée à nager au loin, par ce simple fil qui lie l’homme à l’âme s’écoulent des volumes et des volumes d’une sorte de matière spirituelle, comme de la boue, comme du mercure, ou comme un gaz – jouissance sans fin.
C’est pourquoi le paresseux est indécrottable. Il ne changera jamais. C’est pourquoi aussi la paresse est la mère de tous les vices. Car qu’est-ce qui est plus égoïste que la paresse ?
Elle a des fondements que l’orgueil n’a pas.
Mais les gens s’acharnent sur les paresseux.
Tandis qu’ils sont couchés, on les frappe, on leur jette de l’eau fraîche sur la tête, ils doivent vivement ramener leur âme. Ils vous regardent alors avec ce regard de haine, que l’on connaît bien, et qui se voit surtout chez les enfants.


H. Michaux, « La paresse », L’espace du dedans

samedi 11 avril 2009

LGF corrige ses copies (3)

Bref, y a pas à tortiller, il faut les corriger, ces copies. Allez, je m’y mets. Je commence. Je lis trois lignes d’introduction, et soudain, je ne sais pas pourquoi, peut-être parce que l’étudiant a évoqué la blancheur immaculée, je me souviens que j’ai une lessive urgente à mettre en route. En descendant l’escalier jonché de vieilles copies, j’avise l’évier rempli de vaisselle sale et j’en profite pour donner un petit coup d’éponge.

Une bonne paire d’heures plus tard (lessive + vaisselle + coup de téléphone + séance de yoga pour me relaxer), j’y retourne. Je me repose sur ma chaise à roulettes, telle une libellule à la surface de l’eau, et je recommence. Cette fois, j’arrive au bout de l’introduction sans m’endormir une seule fois. Yes !

Pour me récompenser et me féliciter de cet exploit, je m’accorde un petit tour sur ma boîte mail. Tiens, un message urgent de mon éditeur ? Keskispas ? Quoi ??? Il manque une référence de page ? Pas possible, j’ai pourtant tout vérifié avec la plus extrême concentration (tout en jetant un œil à Valérie Damiano qui m’expliquait, à moi rien qu’à moi, comment je pourrais dynamiser mon espace de travail en accrochant un poster d’œil géant du plus bel effet, sauf que j’ai plus de place sur mon mur, avec tous ces bouquins, et puis Big Brother, malgré les temps qui courent, ce n’est franchement pas ma tasse de thé). Vite, vite, je prends une grande inspiration pour plonger en apnée dans l’incroyable bazar qui a envahi mon bureau, à la recherche de L’article où se trouve La précieuse référence urgentissime. C’est le moment que choisit mon estomac pour se manifester bruyamment et me rappeler que la pause méridienne est déjà largement dépassée. Bon, ben, une introduction en une matinée, c’est pas mal quand même, après tout, y a que le premier bas qui goutte, comme disait ma grand-mère alsacienne, et c’est peut-être pour cette raison que j’engloutis une part géante de kugelhof en guise de déjeuner.

Finalement, ayant épuisé mon stock, pourtant abondant, de manœuvres dilatoires, j’ai quand même classé les copies. J’ai réussi à en trouver cinq qui avaient calé à l’issue d’une introduction laborieuse. Déjà un huitième de fait ! J’ai à peine le temps de m’en féliciter que mes doigts impatients, faisant fi de ma chère hypertrichose, ont ouvert la copie suivante. Las… Le sommet du sommet de la pire épreuve de mon existence de feignasse. La copie que tu es obligée de lire à haute voix pour espérer y comprendre quelque chose, où tu sais qu’à la fin tu ne pourras pas mettre une note supérieure à 03 mais où ta conscience professionnelle, écrasant d’un coup de talon rageur et méchant la tendre idylle nouée entre ton hypertrichose et ta névralgie cervico-brachiale, t’oblige à lire la copie jusqu’à la lie, et à quand même corriger inlassablement les 25 fautes par ligne qui s’étalent sur 20 lignes par page et sur 6 pages. « K om le diz é leu Papino 103… ». Heureusement, c’est la conclusion.

Rendement : une copie corrigée en une heure trente ; il en reste encore 34. J’en fais des petits tas de dix, que je place perpendiculairement les uns aux autres. Parce que c’est extraordinairement compact, un paquet de copies. Ça ne se laisse pas entamer. Il paraît d’ailleurs que ça brûle difficilement. Même le feu ne peut s’insinuer entre les pages. Manque d’oxygène. C’est épais, c’est compact, c’est dense, c’est un objet contondant, un paquet de copies. C’est la matérialisation de l’ennui. Et le poids de chaque copie est de ceux qui vous tirent vers le bas. Je me suis assise relativement légère sur ma chaise, tout à l’heure – la légèreté des résolutions prises. Mais au bout de quelques pages, je me suis sentie envahie par cette pesanteur douloureusement familière, le poids du paquet de copies, poids de l’ennui, insupportable fardeau de l’effort inabouti. Mes paupières m’annoncent l’imminence du naufrage. La copie m’entraîne. Nous sombrons. (le premier qui identifiera le brillant pastiche auquel je viens de me livrer gagnera toute mon estime et un carambar).

Mais non, je me reprends, je dois me reprendre, il faut que j’aie corrigé la moitié du paquet ce soir, sinon, c’est foutu pour demain, je n’aurai pas le temps de refaire ma manucure ni de prendre un bain émollient pour retrouver une peau lisse et satinée. Un masque énergisant au concombre, deux carrés de chocolat supplémentaires, un petit snif de dissolvant, et c’est reparti. Mes yeux volent, mon stylo court, je ne me laisse abattre par rien, ni par les fautes d’orthographe aussi nombreuses que dans un discours de Nicolas le Petit, ni par les méandres fascinants de la mémoire étudiante (le saviez-vous ? Beaumarchais – étudié pendant la moitié du semestre en cours – est "l’inoubliable auteur du Mariage de Figaro, du Barbier de Séville et de La Mégère apprivoisée"), ni par leur connaissance non moins éblouissante de l’histoire littéraire ("le XVIIIe siècle est le grand siècle du roman d’aventures, illustré notamment par les Enfants du Capitaine Grant de Victor Hugo"), ni même par l’asphyxie progressive du correcteur, savamment orchestrée par ces petits filous feignassous : j’ai eu beau répéter, afin de ménager une chance de survie à mon hypertrichose, qu’il fallait (c’est notre priorité ab-so-lue, dixit Nicolas le Petit à propos de tout et n’importe quoi) respecter la marge rouge et laisser un grand espace blanc pour les remarques que je ne manquerai pas de faire, l’étudiant a horreur du vide et de la déforestation amazonienne, c’est pourquoi il couvre toute la surface de sa petite écriture, il écrit sur toutes les lignes de sa feuille à petits carreaux, il fait le tour du trou perforé pour le classeur, histoire de ne rien laisser perdre, il écrit le mot jusqu’à ce que la ligne ne puisse rien contenir de plus sans exploser, et moi je manque d’air, au secours, au secours, à l’aide ! Non, je me réveille en sueur, c’est un cauchemar, encore un, je continue de corriger des copies même dans mon sommeil, et demain il y a encore l’autre moitié du paquet qui m’attend ; psychologiquement j’ai mal joué, j’aurais dû en corriger une dernière avant de me coucher, juste pour pouvoir me dire que j’avais fait la moitié du chemin et même un peu plus, que ce qui est fait n’est plus à faire, tout ça.

Et l’autre qui prétend qu’il faut imaginer Sisyphe heureux.

vendredi 10 avril 2009

LGF corrige ses copies (2)



J’ai essayé plusieurs stratégies. Corriger question par question : ça a des avantages, je reste bien concentrée sur un même sujet, je corrige donc de façon juste et efficace, je suis impeccablement performante, du moins en ai-je l’allègre impression, parce que mon paquet de gauche (copies non corrigées) se vide aussi vite que se remplit celui de droite (copies – partiellement – corrigées). C’est très satisfaisant pour l’esprit jusqu’à ce qu’on arrive à la deuxième question, où là il faut retransférer les copies de droite à gauche et tout recommencer.

C’est bien pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m’intéresse. Mes bras redescendent d’un pas lourd mais égal vers le tourment dont je ne connaîtrai pas la fin. Une, deux, trois, quatre questions : cette minute où je transfère les copies de droite à gauche, qui est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que mon malheur, cette minute est celle de la conscience. Et parfois, la divine surprise, c’est que tu ouvres une copie et que tu te rends compte que le mec, il est pas allé au-delà de la première question. Là, ton hypertrichose frétille de bonheur, toi tu en fais presque une syncope de joie et, pour fêter ça, tu t’accordes une vraie minute, non une vraie heure de conscience, le temps de boire un thé et de faire fondre un carré de chocolat noir amer sous la langue. Hélas, cela n’arrive pas si souvent.

Un autre truc que m’avait donné un collègue averti en vaut deux, c’était de commencer par les copies les plus courtes. T’as l’impression d’aller super vite au début, tu te sens le roi du monde pendant le premier tiers (quart, cinquième, sixième…) du paquet. Sauf qu’après, tu sais que t’attendent des Iliades de mots, qu’il y a un palier à franchir, et ça devient de plus en plus dur.
Tenté aussi la technique du jeté de copies dans les escaliers, mais finalement c’est trop fatigant de les ramasser, et puis mon escalier, il n’a pas 20 marches, ce con, mais 23, et du coup c’est vachement trop compliqué pour une littéraire et feignasse comme moi de revenir à une base de 20 pour calculer les notes. J’ai bien essayé de neutraliser trois marches avec des piles de bouquins, mais les copies, elles tombent quand même dessus, sans compter celles qui passent par-dessus la balustrade, et pour peu qu’il y ait un coup de vent, je serais capable d’en perdre, donc trop dangereux, j’ai laissé tomber.

(à suivre)

jeudi 9 avril 2009

LGF corrige ses copies

Dans le quotidien de tout enseignant, il y a une épreuve que l’imagination ne pourra jamais approcher, quelque chose d’aussi mystérieux et inconnaissable pour le non-initié que les douleurs de l’accouchement pour la partie XY de l'humanité: la confrontation avec le silence déraisonnable du monde lorsque celui-ci prend la forme d’un empilement de double-feuilles A4 à grands ou petits carreaux, couvertes d’un bord à l’autre d’une logorrhée bleue ou noire.

Le jour où je le récupère pour le glisser dans mon cartable, il a l’air relativement inoffensif. Il peut même rester presque aimable et compatible avec mon hypertrichose palmaire pendant quelques jours, le temps de le feuilleter distraitement en attendant que le masque régénérant aux algues marines fasse effet, et de glaner çà et là quelques formules justes et rassurantes. Il a l’air anodin, comme ça, pile de papiers parmi tant d’autres piles de papiers.

Et puis, au fur et à mesure que l’échéance de la remise des notes approche, le supplice chinois qu’il porte en lui devient de plus en plus évident, et il subit une curieuse métamorphose. Il devient hostile, hérissé d’épines, agressif, tourmenteur. Il émet une fluorescence subliminale qui attire mon regard comme un aimant chargé d’ondes maléfiques. J’essaie de le pousser dans un coin, de le cacher sous un monceau de chemises multicolores, de l’ensevelir sous les innombrables ouvrages à lire pour mon prochain article, de le perdre négligemment à la piscine, de malencontreusement l’oublier sur une banquette de métro, de l’attacher distraitement à un arbre sur une aire d’autoroute, rien n’y fait. Il revient tarauder ma conscience, il hante mes cauchemars et, tant que je ne me serai pas assise face à lui, un stylo rouge à lèvres et vengeur à la main, il ne cessera plus de prendre des proportions alarmantes.

Donc voilà, c’est le jour J. J’ai fait le calcul, à raison de 20 mn par copie en moyenne, il va me falloir au moins treize heures pour venir à bout de mon modeste paquet de 40 devoirs (mon hypertrichose a failli faire une crise d’épilepsie en constatant que je songeais à évoquer la correction des 120 copies de L1, je dois faire attention, ses nerfs sont fragiles en ce moment, je m’abstiens donc). Sachant que 20 mn, c’est dans les bons jours, quand j’ai passé une nuit paisible et reposante, que j’ai pu faire deux siestes + un bain de soleil + une séance d’UV le jour précédent, que mon esprit n’est pas préoccupé par la préparation d’un colloque sur l’otium, la rédaction d’une communication urgente ou la soutenance imminente d’un mémoire que je n’ai pas encore eu le temps de lire (autant dire que les bons jours, ils se font rares), il faut généralement compter une marge de 5/10 mn supplémentaire par copie, soit au moins deux heures de plus au total. Comme je dois rendre mes copies avant la fin de la semaine, et que je ne suis pas wonderwoman mais super feignasse, je n’arriverai pas à tenir un marathon non stop de treize à quinze heures. La conclusion est donc claire : je ne peux plus repousser l’échéance.
(à suivre)

mercredi 8 avril 2009

LGF fait un cours magistral (3)

Mais z'alors, me direz-vous, car vous vous souvenez encore de mon incipit, bande de sacripants, mais z'alors, justement, ce grand vent de liberté qui va souffler sur les lettres, cette réforme, rénovation, révolution, nettoyage de printemps, lessivage à grande eau, modernisation au kärcher que nous annoncent nos élites dirigeantes, c'est plutôt une opportunité incroyable, non ? Une véritable grosse feignasse comme moi, dorée non seulement sur tranche mais aussi sur dos car je prends soin de me retourner toutes les demi-heures, devrait applaudir de ses deux mains savamment manucurées une opération qui consiste au fond à jeter aux orties tout cet enseignement gravement chronophage, non ? La grosse feignasse ne serait-elle pas prise ici en flagrant délit de contradiction, et mes rodomontades de patate de canapé ne cacheraient-elles pas une vraie belle psychologie torturée de workaholic, hmm ?

Eh bien non, et je vais prendre deux minutes pour vous expliquer pourquoi, de toutes façons je ne peux rien faire tant que mon masque revitalisant à la crème de boutons d'agave n'a pas séché. Voyez-vous, et c’est un scoop LGF : tout ce temps que me prend la préparation du cours magistral, ce n'est pas du temps perdu, c'est du temps gagné. C'est encore plus fort que Proust. Les heures de bouquinage en roue libre sous un chapeau de paille très Cannes 1953, les longues rêvasseries dans mon fauteuil à bascule, les soirées d'hiver où, roulée dans mon châle de vigogne caramel, je compulse une thèse de 1300 pages (rigolez pas, ça m'arrive) en écoutant la pluie que méprise en souriant un vieux Chablis assoupi dans mon verre ventru sur la table basse, tout cela, tout, fait partie du processus. Quand je me décide, non sans regrets, à m'asseoir devant mon bureau pour lancer la distillation, j'attaque une demi-douzaine d'heures de travail qui ne sont que la partie émergée de l'iceberg. Le reste est incalculable, lent, hasardeux, et je profite intensément de cette flânerie qui fait la masse véritable de mon travail. Je me promène dans les travées, je me laisse séduire par un vieux bouquin cent fois relu, je me lance au hasard dans le dépouillement fiévreux d'un domaine inconnu, tout cela est parfois désordonné, parfois inabouti, parfois vain (car la feignasse sait perdre vraiment du temps, et passer des semaines à explorer une hypothèse qui finalement s'étiole comme une parure de soie passée à 90°). Ma vraie, profonde, authentique nature de feignasse ne s'exprime nulle part mieux que dans ce temps lent, infiniment lent, qui me rend le vigneron sympathique et qui fait de l'enlumineur mon copain (celle-là aussi, je me suis creusé le cortex pour la trouver).

Alors évidemment, les vendeurs de modernité électronique, les promoteurs de l'activité-minute, de la séquence performante, de l'efficience à pédale, je leur ris au nez. Qu'ils aillent s'estourbir la comprenette dans leur Université aérodynamique, qu'ils fabriquent des projets mirobolants où l'on débitera de la connaissance en petits cubes, qu'ils fassent rêver les imbéciles avec des stages de déontologie des nouvelles technologies de l'information. S'ils nous traitent de grosses feignasses, c'est justement parce que notre travail ne colle pas avec leur réformite criarde. Nos heures de lecture nocturne, nos kilomètres de vieux papiers, notre goût des archives défroissées, ils ne sont pas câblés pour appeler ça du travail. Pas grave. Moi, je les emmerde, et je me ressers un verre de Chablis, pour que vivent les feignasses.



mardi 7 avril 2009

LGF fait un cours magistral (2)

La suite, c’est qu’il faudra mettre mes notes en forme, définir un plan (une fois, puis deux, puis trois, puis douze, pfff, quelle galère), m’obliger à rédiger des passages entiers pour tester la solidité d'une hypothèse, la fécondité d'un rapprochement, l'efficacité d'une formule (cette folle intensité laborieuse, c'est mon côté feignasse schizophrène). Cette opération prend un temps et une énergie incroyables. Je vous le donne Emile: c'est dans cet effort que se réalise l'improbable alchimie par la grâce de laquelle une montagne de références poussiéreuses, de lectures anciennes et de littérature secondaire boursouflée va se trouver broyée, synthétisée, distillée, pour qu'enfin les quelques gouttes lumineuses de concentré d'essence de travail tombent dans les oreilles fatiguées des étudiants. Et le concentré d’essence de travail, croyez-en une experte en cosmétiques et parfums, c’est quelque chose (tout cela à condition bien sûr que j'aie préalablement assommé mon hypertrichose palmaire). Un cours vraiment réussi, je m’en suis rendu compte à mon grand désespoir, ça n'est pas un sujet excessivement passionnant comme les Impensés de Blaise Bigard qui le détermine : c'est plutôt le tour de force qui a permis de tirer (mais ne les avais-je pas exclus de mon vocabulaire, ces mots-là?), d'un objet apparemment ultra-spécialisé et hyper-casse-bonbons deux heures de conférence qui vont aimanter le regard (originellement bovin, je le rappelle) des étudiants et aiguiser celui, jaloux, des étudiantes, ulcérées de me voir conjuguer l'assurance classieuse de la femme-femme avec l'éloquence talentueuse de la savante (je me jette quelques fleurs aujourd'hui, désespérée que mes fidèles lecteurs aient cessé de m'envoyer des marques d'amour).

Donc, lorsque l'invraisemblable mécanique fonctionne, au prix d’efforts que ma morale réprouve, un gros tas de papier rébarbatif fleurant bon la bibliothèque moisie peut se transformer en pétillement d'idées, en mosaïque pour synapses, en feu d'artifice de stimulation corticale pour mes étudiants qui, certains au moins, sortiront de l'amphi avec des fourmis au bout des doigts et l'envie bizarre de dévorer dans la nuit trois pleins rayonnages, je le sais, j'ai été comme eux, en tout cas ça m’est arrivé quelquefois, et je me plais parfois à croire que cette alchimie-là opère encore et que dans l'amphi désormais déserté dans lequel je me dépêche de ramasser mes papiers en éteignant d’un doigt agile la lumière, l’ordinateur, le rétroprojecteur et le micro, quelques âmes perdues ont trouvé ce que l'Université n'existe que pour leur offrir, comme elle me l'a offert à moi-même il y a, euh, bon, n'épiloguons pas sur ces questions de dates qui n'intéressent personne.

Seulement, pour obtenir ce résultat incertain, et c’est là mon drame, il a fallu non pas des heures, non pas des journées, ni des semaines, ni même des mois. Il a fallu des années. Des années à accumuler les notes, à discuter avec d'autres feignasses enthousiastes (non, ce n’est pas un oxymore), à affronter des colloques pas tous intéressants pour y dénicher la perle, à éplucher d'énormes thèses arides pour y chercher la note de bas de page qui change tout, à répéter des centaines de fois les gestes intellectuels qui sont désormais devenus des réflexes et qui me permettent de circuler sans me filer un bas ni me tordre un escarpin dans le dédale des textes, des idées, des émotions. Un cours magistral, c'est du jus de temps vieilli en fûts (je me suis donné du mal pour la trouver, celle-là, j'espère que vous l'afficherez au-dessus de votre hamac).

( à suivre)

lundi 6 avril 2009

LGF fait un cours magistral


L'AG. C'est, depuis deux mois, mon quotidien et celui de quantité d'autres feignasses qui, comme moi et comme chacun sait, n'en foutent pas une. Faute de faire cours, je tiens un blog où je raconte que je fais cours et, la nostalgie aidant, j'ai sans doute été un poil (dans la main) grandiloquente. Mais cela m'a presque autant consolée qu'un verre de Lafon Rocher 1982.


Un cours magistral, des pédagogues modernes vous le diront (il m’arrive d’en lire un bout, à mes heures perdues), c'est pas bien, mal, nul, bête, dépassé, bourgeois, c'est même quasiment fassiste. D'ailleurs, le qualificatif même de la chose la dénonce assez : un cours magistral, c'est un cours fait par des gens qui se prennent pour des maîtres, comme dans l'ancien temps, bouh, les archaïsmes à pattes, heureusement d’aucuns veillent au grain démocratique et dénoncent à longueur de rapports les pratiques rétrogrades des universitaires comme moi qui persistent à croire que transmettre un savoir en partant de celui qui sait pour aller vers celui qui ne sait pas c'est moins idiot que le contraire (mais l’honnêteté m’oblige à dire que, de même que tous les universitaires ne sont pas de grosses feignasses comme moi, de même tous les pédagogues ne sont pas à enfermer dans un coffre dont l’enseignant jetterait la clef avant de se rallonger sur sa serviette de plage pour profiter du soleil breton). Néanmoins, une fois pour toutes, retenez-le bien, faire un cours magistral, c'est encore plus ringard que de boire un Malibu-orange en écoutant du Matt Bianco. Voilà.

Normalement, en authentique grosse feignasse diplômée, je devrais me réjouir de cette inéluctable évolution vers la modernitude de demain : en effet, un cours magistral, du point de vue de la maîtresse (et la maîtresse c'est moi, comme dit Valérie à son dir-cab les soirs d'orgie, mais je m'égare), un cours magistral, c'est du boulot. Beaucoup de boulot. Tant de boulot, d'ailleurs, que j’aurais du mal à le quantifier, ce qui est absolument atroce lorsque, comme moi, on n'a pas de souci plus constant que de minimiser son effort. Xavier et Valérie ont beau m'expliquer que je dois m'adapter, et Nicolas le Petit a beau me montrer l'exemple en se moquant publiquement de l'accord du participe passé, je suis un peu bornée, et je persiste à travailler, entre deux couches de vernis à ongles, sur des textes et des problèmes que j’ai la faiblesse de considérer comme vrais. Ce qui prend un temps littéralement dé-mesuré.

Prenons un exemple (élément essentiel pour une démonstration réussie) : le cours que je m'apprête à professer, coincée derrière mon micro, le chemisier resplendissant et les joues roses, devant un parterre de jeunes femmes déjà lasses, porte sur un point apparemment secondaire de l'histoire de la littérature. Quand j'ai annoncé le titre, il y a quelques secondes, j'ai vu les épaules s'affaisser et des soupirs flûtés jaillir un peu partout de bouches abattues (et, l’honnêteté encore m’oblige à le dire, pas toujours aussi joliment dessinées que la mienne). Pourquoi ? Parce qu'à première vue personne, même pas moi, n'a vraiment envie de passer deux heures à suer sur « les formes de la culture populaire dans les romans américains du premier XIXe siècle ». Ça sent le renfermé, la poussière, le point de détail, le cheveu coupé en douze, le microscope électronique pour rat de bibliothèque, et même l’enculage de mouches, comme disait élégamment l’un de mes professeurs lorsque j’étais encore une apprentie feignasse aux genoux cagneux. Dehors il y a la vie partout, et moi je vais condamner soixante-dix-neuf personnes dont les hormones gazouillent à se visser sur une planche de bois blanc en m'écoutant pérorer, tout en faisant de jolies volutes avec mes mains aux ongles vernis d’un vieux rose superbe, sur des anecdotes et des péripéties.

Oui, mais voilà, si l'on creuse un peu le sujet comme j’ai eu la funeste idée de le faire en me disant qu’il ne m’emmènerait pas bien loin et que j’aurais le temps d’un bon bain chaud avant de dormir, il se trouve que le petit machin rabougri et fastidieux se déploie comme une feuille de thé dans l'eau bouillante (hélas pas celle de mon bain, reporté sine die). Il se trouve qu'il résonne d'échos, que son minuscule coin de jardin lance des vrilles vers d'autres prés pas carrés du tout, et que le point de détail se révèle finalement constituer un carrefour très passant. Pour que ce carrefour soit carrossable pour mes auditrices (et pour mes rares auditeurs), il a fallu que j'organise (que j’organisasse ? c’est joli, ça rime avec feignasse, mais ça va alourdir inutilement mon propos) cette jungle de références, que je sorte ma machette et que je m'enfonce dans les ronciers des commentaires, que je tire la substantificque moelle de cet article lu l'année dernière dans la Revue Hilarante et Libertaire des Feignasses, que j'emploie à bon escient telle référence glanée dans une conversation avec ce collègue suédois si mal habillé en 2003, que je puise dans ma bibliothèque les quatorze livres étalés sur mon bureau et entre lesquels je surfe avec une nervosité inquiète, l'oeil baladeur à l'affût de la citation qui éclairera définitivement mon propos. Il faut que je retrouve ma vieille édition Maspero annotée des Moeurs des Sauvages Amériquains Comparées aux Moeurs des Premiers Temps du Père Joseph-François Lafitau (1724, ça ne nous rajeunit pas), que je me casse les yeux sur les toutes petites lignes de cet improbable traité du folklore populaire dans les colonies de Nouvelle Angleterre au XVIIe siècle téléchargé sur Internet grâce aux bons soins d'une Université californienne visiblement plus riche que la mienne, que je farfouille dans les dossiers dormants de mon ordinateur à la recherche de ces notes prises à la BNF il y a cinq ans (faute de pouvoir piquer un petit roupillon sur mon siège PK22 de Poul Kjaerholm, merci Denys pour la précision) sur un article passionnant consacré aux usages de la mythologie germanique dans la Legend of Sleepy Hollow de Washington Irving.

Après quoi il me faut bien une heure de pause, un gros gâteau au gingembre et un café amélioré à l’armagnac pour m’y remettre.
(à suivre)

dimanche 5 avril 2009

TLF, une pensée venue du passé

Les perverses et mauvaises pensees, s’amassent & accroissent démesurément dans les ames atteintes de l’oysive faineantise, qui hebete entierement les sens, engourdit les principales parties de l’ame raisonnable, & le [l’homme] rend inutile à l’execution d’aucune chose vertueuse.

vendredi 3 avril 2009

LGF fait une overdose de mails

Ça ne pouvait plus durer : l'avalanche de mails à laquelle je suis soumise depuis quelques semaines, et mon empressement à les lire étaient devenus pathologiques. Surtout qu’ils contenaient parfois juste ces mots décisifs : « j’y serai ! », ou bien « tout à fait d’accord ». Et encore, ça, c’était quand on échappait à la logorrhée aigrie du collègue qui n’avait pas reçu son content de crème Nivea. Il y aurait un graphique à faire de la fréquence exponentielle des mails «réponses à tous», pondérée par la longueur des propos échangés, le tout re-pondéré par l'implication réelle des propos échangés par rapport à l'action et par rapport à la réflexion. On atteindrait par ces calculs un indice pondéré super intéressant, qui pourrait s'intituler « indice LGF de diptéro-sodomie », mais qu'on préférerait dans le langage ordinaire appeler « indice La Grosse Feignasse », du nom de celle qui a eu la première fois l'idée géniale de mesurer tout ce verbiage. J’abandonne de ce pas mon vernis à ongles pour aller déposer un brevet (on s’adresse à qui pour ça ?).

jeudi 2 avril 2009

LGF en AG (3e essai)

Je suis rentrée chez moi, la mine passablement chiffonnée, à en juger par les regards de ceux que je croisais. En fait, l’encre des tracts sur lesquels je m’étais endormie n’était pas sèche, et j’avais la joue barrée d’un gros « FSU » (Feignasses Solidaires et Unies).

Je remets quand même ça cette semaine, parce qu’on expérimente un nouveau concept : l’AG d’UFR (Union de Feignasses Renfrognées). Dans le petit matin frisquet, je rejoins donc mes camarades de mon UFR dans l’Amphi Pécresse (en hommage à une ministre débordante d’amour pour les Universitaires) tandis que d’autres collègues font pareil dans l’amphi Sarkozy (en hommage à un président pétri d’humanité[s]). Pas pratique, l’amphi en pente, pour les ongles de pied. Je renverse mon flacon de dissolvant sur les mocassins de mon doyen, et me laisse tomber à ses côtés. Je m’assoupis discrètement, une fois de plus (j’ai passé la nuit à recompter mes tubes de rouge à lèvres au lieu de rédiger mon article), et lorsque je m’étire en me réveillant, les collègues croient que je demande la parole, dont (I guess) personne ne veut depuis une bonne demi-heure. Alors, pour passer le temps, je fais voter une motion, avant de retourner à la contemplation mes ongles.

D’ailleurs, absorbée par cette tâche passionnante, je ne suis pas trop le débat sur le point suivant de l’ordre du jour, qui en compte six. Quand je lève mon œil alerte et légèrement fardé de gris perle, je réalise que tout le monde a la main levée, mais je ne sais pas pourquoi. Vous n’imaginez pas, le temps que ça prend de soulever une main à mobilité réduite par une hypertrichose comme la mienne. Je me retrouve toute seule, mes ongles parfaitement limés au bout de mon bras en l’air, alors qu’on est déjà passé à « qui est contre ? ». Flûte, tout le monde me regarde d’un air bizarre, et personne ne comprend qu’une feignasse comme moi vote contre la grève (mais en fait, ça doit être un acte manqué, ça occupe drôlement de faire la grève, j’aurais jamais imaginé).

Tant pis, je pourrai toujours dormir dans mon transat pendant le cours de demain, je dirai aux étudiants d’apporter leurs serviettes de plage. J’essaie de retrouver une position confortable (pas facile) sur mon siège d’amphi en bois pour piquer un nouveau petit somme en douce, cependant que mes collègues débattent du 2e point, qui consiste à savoir si l’on va à la manif de la capitale à pied, à cheval, en voiture… Pendant que mes paupières s’alourdissent, j’entends encore vaguement le mot SNCF (Société Nationale de Charretées de Feignasses – partout, elles sont partout) et je sombre dans un sommeil bienheureux.

mercredi 1 avril 2009

LGF en AG (2e essai)



Une semaine et 1200 mails plus tard, il y a eu une nouvelle AG, dans l’amphi A (c’était en gros, en gras, on pouvait pas le louper). Et là, il s’est passé un truc incroyable. On était en train de débattre du premier point de l’ordre du jour, à savoir comment devait s’intituler cette AG.

J’explique pour les feignasses qui n’ont jamais mis les pieds dans une AG et qui ignorent donc à quelle casuistique subtile il faut constamment se livrer : il y a l’AG d’enseignants-chercheurs (sauf que l’alma mater nourrit aussi, plus mal que bien – y peuvent pas s’acheter autant de vernis à ongles que moi – d’autres grosses feignasses qui sont censées juste enseigner), l’AG « du personnel » avec les BIATOSS, et puis, surtout, la méga AG « unitaire » (rarement unie), qui devient la plupart du temps une AG étudiante, où l’on commence par voter sur l’ordre du jour (« alors on commence par le bilan, puis les perspectives, puis les revendications : tout le monde est d’accord ? – Ben non, moi je trouve qu’il faudrait commencer par les revendications » ; donc on essaie toutes les combinaisons possibles et on vote : quand on est quelques milliers, ça prend un peu de temps, une vraie bénédiction pour les feignasses qui n’ont rien d’autre à faire de leurs journées) et qui dure des plombes, si bien que des feignasses comme moi ne restent jamais suffisamment longtemps pour voter sur les trucs vraiment importants.

Bref donc, là, il fallait commencer par savoir comment baptiser l’AG, surtout pas unitaire mais avec quand même une poignée d’étudiants « observateurs » installés au fond de la salle (c’est toujours derrière eux que je m’assieds, comme ça ils ne peuvent pas voir que je passe l’AG à me limer les ongles).

Je disais donc qu’on débattait du premier point quand un collègue, d’habitude très réservé, a demandé la parole. Il était assez hésitant au départ, mais son discours a progressivement pris de l’ampleur, et il nous a convaincus, enflammés, galvanisés. Nous l’écoutions dans un silence à la fois recueilli et plein d’ardeur ; même l’étudiant-de-Sud semblait en transe. Un nouveau monde se créait sous nos yeux, plein de savoir et de cosmétiques gratuits, où l’Université serait un phare étincelant, éclairant des citoyens qui, grâce à nos lumières écologiques et à basse consommation (parce que, quoi qu’on en dise, un chercheur en littérature, ça coûte pas bien cher, j’en reparlerai peut-être un jour, là j’ai trop la flemme) pourraient voter en connaissance de cause et lire La Princesse de Clèves au coin du feu à leurs enfants et leurs petits-enfants éblouis. Quand il s’est arrêté de parler, nous nous sommes tous levés, les larmes aux yeux, pleins d’amour pour nos prochains (y compris pour le collègue qu’on n’a jamais pu blairer), nous nous sommes pris par la main (nonobstant nos hypertrichoses palmaires) et nous avons chanté ensemble « Debout, les feignasses de la terre ». C’était beau.

Au cœur de cette communion extatique, j’ai malheureusement dû lâcher la main de mon voisin pour chasser une mouche qui bourdonnait contre mon oreille « Kressss, Kresss » (j’avais l’impression qu’elle répétait « Pécresse, Pécresse »), et j’ai heurté une table en bois qui avait eu le mauvais goût de se placer sur le chemin de mon hypertrichose. Le choc m’a fait tomber de mon nuage de crème Nivea fouettée. J’étais seule dans l’amphithéâtre déserté, avachie sur mon siège et la tête posée sur une pile de tracts syndicaux. J’entendais juste le froissement des papiers balayés par un jeune homme vêtu d’une blouse verte, qui m’a regardée d’un drôle d’air.